CHAPITRE V
Llianlloo reposait à présent dans une cabine du Maraudeur, hors de danger. Il avait fallu deux heures au chirurgien de Saghorn pour la tirer d'affaire, en une lutte de tous les instants contre la mort. La jeune femme était d'une robuste constitution ; son cœur avait tenu. Et malgré la gravité initiale de ses blessures, il avait même été possible de la transporter jusqu'au vaisseau, où elle serait en sécurité.
Quand Bill Payve avait décidé de mettre sous les verrous la population n'gharienne de « sa » ville, la jeune femme s'était retrouvée avec une vingtaine de ses semblables — et l'un d'eux l'avait poignardée à trois reprises dans la confusion. Il était difficile de dire lequel : la moitié des indigènes présents avaient été éclaboussés par le sang jailli des blessures de Llianlloo, mais aucun ne paraissait avoir vu le criminel agir. Ou alors, ceux qui avaient vu quelque chose avaient peur, ce que les quatre associés comprenaient parfaitement, vu les procédés plutôt expéditifs que semblaient affectionner les Ophiolâtres.
Il était désormais temps de partir inspecter la concession qu'on leur avait signalée. Blade et Baker repoussèrent l'idée d'utiliser une plateforme de reconnaissance dégravitée ; sur ce continent vierge, autant jouer le jeu d'un retour à la nature « amélioré ». Il fut donc décidé de louer une dizaine de brontosaures équipés d'un inducteur télépathique. Andy Sherwood se chargea d'aller les chercher, en compagnie de Chuck Nilson et de deux hommes d'équipage.
Quand les puissantes créatures furent réunies à proximité du Maraudeur, Red Owens déclara qu'il n'accompagnerait pas ses associés jusqu'à la concession. Il avait, prétendait-il, du travail sur les générateurs, qui ne fonctionnaient qu'aux cinq sixièmes de leur rendement depuis le début de la perturbation magnétique qui rendait les communications radio impossibles.
— Notre cher Red a peur de ces grosses bêtes, ironisa Andy du haut du brontosaure qu'il s'était choisi pour monture. À côté du Maraudeur, ce ne sont pourtant que de misérables insectes !
Ronny Blade escalada lentement l'échelle qui pendait sur le flanc gris-vert d'un reptile, dont la longueur atteignait près de vingt-cinq mètres de la tête à la queue. Une selle sophistiquée couronnait l'échiné écailleuse. Ron s'installa à califourchon, passa ses pieds dans les étriers de métal et boucla la ceinture de sécurité avant de déplier le dossier amovible.
— C'est très confortable, assura-t-il.
— Ça le sera moins quand l'animal se déplacera, assura Sofia, qui avait revêtu pour l'occasion une combinaison prune qui moulait à merveille sa plastique impeccable.
Baker alla à son tour se jucher sur un brontosaure. Les quatre hommes d'équipage destinés à accompagner l'expédition étaient déjà en selle, prêts à partir. Ils avaient passé la matinée à charger les montures de tout le matériel indispensable. Outre son cavalier, qui ne pesait pas plus qu'une plume, un reptile géant de cette taille pouvait porter plusieurs tonnes durant des heures sans se fatiguer.
— L'avantage d'un système nerveux réduit à sa plus simple expression, avait commenté Andy Sherwood. Ils n'ont pas besoin d'un cerveau ; une moelle épinière leur suffit largement.
— Surtout avec l'inducteur télépathique, avait renchéri Ronny Blade.
Red Owens s'avança précautionneusement vers l'un des trois brontosaures restés libres. De son côté, Sofia, prenant son courage à deux mains, avait entrepris de gravir l'échelle de xylon. Le pacha du Maraudeur lui jeta un coup d'œil et l'imita après un instant d'hésitation.
— Finalement, tu viens avec nous ? demanda Andy quand Owens se fut installé sur la selle, perchée à plus de dix mètres du sol.
— Les générateurs attendront. Je confie la garde du vaisseau — et de Llianlloo — à Chuck.
« Bon, comment ça marche, ce truc ?
— Simple, expliqua Sherwood. Tu as un petit ensemble de commandes à l'avant de la selle. Ça fonctionne comme un joystick. Tu manipules l'extrémité du pommeau pour faire avancer, reculer ou tourner la bête. Les boutons autour sont des commandes annexes : super-vitesse, escalade, contrôle télépathique direct, etc. Tu n'auras pas à t'en servir, rassure-toi.
— En route ! lança Blade.
Les brontosaures s'ébranlèrent lourdement. Celui de Red Owens semblait avoir des difficultés. Il se déplaçait en crabe, la queue dressée de travers, la tête au ras du sol.
— Tu as un problème ? lui lança Baker.
— Je ne sais pas ce qui se passe. Il répond complètement de travers à mes instructions. Quand je lui dis d'avancer, il se met à marcher de travers et quand je veux qu'il tourne, il agite la tête mais continue tout droit.
— Tout à l'heure, pourtant, il avait l'air tout à fait normal, émit Sherwood.
La monture d'Owens se dressa soudain sur ses pattes arrières. Sans sa ceinture, son cavalier aurait été promptement éjecté. Il agitait en tous sens le levier de commande devenu inutile.
Puis l'énorme animal se calma et retomba sur ses quatre membres massifs. D'humeur vagabonde, il commença à s'écarter du reste du groupe pour brouter les feuilles bleu-vert d'un arbuste rabougri. Cette fois-ci, lorsque Red Owens tenta de faire usage du joystick de commande, le brontosaure répondit parfaitement aux sollicitations de l'appareil. Le Pacha du Maraudeur s'épongea et, très digne, rejoignit ses compagnons hilares.
— Un faux contact, sans doute, laissa-t-il tomber en prenant la tête de la petite colonne.
Ils remontèrent l'estuaire du Kharghamm sur une vingtaine de kilomètres, jusqu'à l'embouchure de la rivière Nar'Hav, qui marquait la limite nord de l'enclave de Saghorn — et par conséquent la frontière sud de la concession pour laquelle ils étaient venus. En l'absence de pont, il fallut traverser à la nage ; leurs montures étaient par bonheur des créatures très à l'aise dans un milieu aquatique et, malgré un fort courant, elles les amenèrent à bon port tous les neuf. Le dixième brontosaure, par contre, échappa soudain au contrôle de l'inducteur et fut emporté par un tourbillon. Blade crut le voir réémerger sur la berge un bon kilomètre plus loin, mais la distance était telle qu'il n'en était pas tout à fait sûr.
Une fois sur l'autre rive, ils s'arrêtèrent et, du haut de leurs montures massives, contemplèrent le paysage qui s'étendait devant eux, un paysage où cactus de trente mètres de haut et arbustes souples aux couleurs vives voisinaient avec des graminées géantes, un genre de chêne-liège à feuilles triangulaires et de nombreux buissons et herbacées aux formes étranges et aux couleurs voyantes. À l'horizon, il était possible de distinguer la crête dentelée de lointaines montagnes enneigées.
— La concession représente quinze mille kilomètres carrés, annonça Baker. D'après la carte géologique, la moitié Est est composée d'alluvions tandis qu'à l'Ouest, l'assise rocheuse est apparente.
— C'est donc vers l'ouest que nous allons nous diriger, conclut Ronny Blade. Ressources minières avant tout. Nous trouverons sans difficulté un usage à la zone alluviale.
— Pourquoi pas un parc naturel ? suggéra Sherwood. Ici, nous sommes en amont de Saghorn ; les déchets industriels ne risquent pas de remonter le fleuve. Et quand la région sera suffisamment peuplée, les gens viendront y passer leurs jours de congé...
— Je pensais plutôt à des cultures expérimentales. Il doit bien y avoir quelques plantes rares à qui ce milieu profiterait.
— On dit que l'orchidée bleue n'gharienne est en voie de disparition, intervint Sofia. C'est une fleur qui pourrait tout à fait s'adapter par ici.
— Au lieu de tirer des plans sur la comète, intervint Baker, si nous faisions encore quelques kilomètres avant de camper pour la nuit ?
Le détecteur portatif que Ronny Blade portait au poignet commença à s'allumer dès qu'ils atteignirent l'assise rocheuse qui formait le premier contrefort des lointaines montagnes. Il y avait là du tungstène, de l'uranium et d'incroyables quantités de terres rares, sans parler de l'osmium, du mercure et de l'or qui abondaient eux aussi.
Ils firent halte une heure avant la tombée de la nuit, dans une cuvette peu profonde mais abritée du vent qui soufflait de la mer. D'un diamètre de cinq cents mètres environ, elle s'ouvrait au flanc d'une colline basse, face à la rivière.
— Un endroit idéal pour construire une ville, estima William Baker en mettant pied à terre. La pente est douce jusqu'à la Nar'Hav ; un chemin de fer monorail pourrait effectuer la liaison avec un petit port. Et cette terrasse, un peu plus haut, me paraît idéale pour installer un aéroport destinés à des avions moyen-porteurs.
— C'est toi, maintenant, qui te laisse aller à rêvasser, souligna Blade.
Son ami eut un chaud sourire qui éclaira son visage sympathique.
— N'es-tu pas d'accord avec moi ? Ce serait une petite ville, bien sûr, pas plus de deux mille habitants, mais elle servirait de relais entre les exploitations minières de l'intérieur et les installations d'expédition. Et la terre est suffisamment fertile pour lui permettre de produire sa propre nourriture. Voilà une concession qui ne coûtera pas cher à entretenir, si tu veux mon avis. Et qui nous posera beaucoup moins de problèmes que Yungkhar... Enfin, espérons-le.
Les hommes d'équipage préparèrent un grand feu, car la température baissait très rapidement dès le coucher du soleil. Des cris d'animaux étranges s'élevaient dans le soir, sous les scintillements des premières étoiles. À cette distance de la Terre, il n'y avait plus guère de constellations reconnaissables, songea Red Owens en aidant le coq à déballer les ingrédients et ustensiles dont celui-ci avait besoin pour préparer le repas.
— Les N'Ghariens ont-ils défini et nommé des constellations ? demanda-t-il à Sofia van Norden.
Celle-ci redressa la tête avec une excessive lenteur. Elle paraissait soucieuse, mais sans doute n'était-elle que dépeignée car, tirant une brosse de son sac, elle entreprit de démêler ses cheveux d'or pâle avant de répondre :
— Leur nom et leur apparence changent selon les peuples, mais la plupart des cosmogonies de l'hémisphère nord se ressemblent dans leurs grandes lignes. Pour les Ophiolâtres, seule change l'appellation de la Voie Lactée... Ils la nomment, bien évidemment, le Grand Serpent du Temps.
— Leur dieu serait donc, en fait, la Voie Lactée ? s'écria Andy Sherwood.
— Non, il n'en est que la projection. J'ai eu le temps d'en discuter avec Llianlloo. Elle éprouve beaucoup de réticence à parler de ce genre de choses, mais comme elle me fait confiance, j'arrive tout de même à lui arracher des informations.
— Vous ne nous en aviez pas parlé, accusa Blade.
La jeune femme lui jeta un regard enjôleur à travers le rideau de ses cheveux qu'elle continuait à peigner avec des gestes de félin.
— Je n'y ai pas pensé.
— Vous auriez pu vous douter que des informations sur le Culte du Serpent nous intéresseraient, appuya Baker.
— Il y a eu tant d'événements, de coups de théâtre... Cela vient seulement de me revenir. (Elle rejeta en arrière sa crinière blonde à présent démêlée.) Je n'ai pas appris grand-chose, en fait, reprit-elle en dévisageant Blade avec un air de petite fille prise en faute qui lui allait à ravir. Juste cette histoire de projection dans le ciel du Grand Serpent du Temps et deux ou trois détails du culte...
« L'un d'eux est intéressant, cependant. Les Ophiolâtres utilisent également des drogues psychotomimétiques lors de l'initiation des novices.
— Intéressant, en effet, apprécia Sherwood. Je croyais que seuls les chamanes avaient recours à ce genre de trucs. Mais si les adeptes en prennent aussi, on a pu en profiter pour les conditionner.
— En une seule séance ? répliqua Sofia.
— Pourquoi pas ? insista le barbu. Ça ne présente pas de difficulté majeure. Attention, je ne parle pas d'un conditionnement « dur », comme celui qu'on inflige aux criminels de droit commun sur certaines planètes. La personnalité n'est pas altérée : on se contente de l'orienter.
— Tu nous avais caché ta culture en ce domaine, plaisanta William Baker.
Andy Sherwood pouffa silencieusement.
— J'ai bien failli y passer une fois, dit-il avec un étrange sourire. Une erreur judiciaire...
— Mais oui, mais oui, fit Red Owens avec un sourire. Tout le monde ici sait que tu n'as jamais enfreint la loi ! Et moi non plus, d'ailleurs ! conclut-il avant d'éclater de rire, imité par les hommes d'équipage qui, tous, avaient connu le premier Maraudeur et ses activités parfois illégales.
Sherwood prit un air offensé avant de poursuivre :
— Ça va peut-être vous paraître farfelu, mais j'ai une idée de la manière dont les choses se déroulent. En gros, je veux dire. En haut, il y a donc ce Grand Serpent du Temps dont on nous rebat les oreilles. Il apparaît aux chamanes durant leurs transes hallucinatoires, d'accord ? Mais est-ce que les novices, lors de leur initiation, entrent en contact avec lui ?
— Je ne comprends pas où vous voulez en venir, dit Sofia, les sourcils froncés.
Blade posa une main sur les siennes, qu'elle avait croisées sur ses genoux ronds.
— Moi, je le vois très bien, assura-t-il. Les chamanes disent tenir leurs instructions du Grand Serpent du Temps ; si c'est bien le cas, il y a gros à parier que ce prétendu « dieu » se manifeste aussi durant la cérémonie d'initiation, pour sceller, en quelque sorte, l'appartenance des victimes à la secte — et, accessoirement, s'assurer leur fidélité par la terreur sacrée qu'il leur inspire !
— Ce qui signifierait que Llianlloo est conditionnée..., murmura Baker. Non contents de la protéger, nous allons devoir, en prime, nous méfier d'elle !
— Nous avançons, ironisa Blade. Tout doucement, mais nous avançons.
— Ah, tu trouves ? intervint Red Owens. Moi, j'ai l'impression de nager dans le brouillard.
— Et tu détestes voler en aveugle, c'est ça ? lui lança Andy. Tu n'as qu'à te fier aux instruments, mon vieux !
« Son vieux » le foudroya du regard, le visage aussi écarlate qu'une pivoine, puis il quitta le campement d'un pas rapide, les dents serrées.
— Je crois que tu l'as vexé, observa Blade.
— Je vais aller lui faire des excuses, acquiesça Sherwood. Ce n'était pourtant pas si méchant...
— Nous sommes tous sur les nerfs, concéda Baker.
Andy se redressa et se lança sur les traces d'Owens. Blade le regarda s'éloigner et disparaître dans la pénombre, puis il reporta son attention sur le feu qui dansait au milieu du cercle dessiné par les brontosaures couchés.
— J'ai froid, souffla Sofia.
Il passa un bras réconfortant autour des épaules de la jeune femme, qui grelottait. Elle ne tarda pas à se détendre.
— Si nous allions faire un tour ? proposa-t-il. Marcher vous réchauffera.
— Je me sens déjà mieux, mais d'accord. J'ai le dos en compote.
Ils partirent en se tenant par la taille. Dès qu'ils furent hors de portée de voix, les hommes entreprirent d'effectuer des commentaires salaces, que Baker balaya d'un bref rappel à l'ordre. L'équipage avait besoin d'une véritable permission, songea-t-il avec lucidité. C’aurait dû être le cas sur Joklun-N'Ghar, sans les événements qui s'y déroulaient.
Haussant les épaules, il fixa le foyer et ne tarda pas à se perdre dans cette contemplation.
Malgré la méfiance qu'il éprouvait à l'égard de la jeune femme, Ronny Blade ne fit rien pour éviter de succomber à ses charmes. Lorsqu'elle fit mine de se tordre la cheville, il se conduisit comme elle espérait qu'il se conduise, et la prit dans ses bras pour la porter jusqu'à un petit promontoire herbu, duquel on avait une vue splendide sur la rivière et les marais qui la bordaient. Une petite lune ronde, dans le ciel, fournissait une clarté tout juste suffisante pour dessiner les reliefs de ce paysage vierge de toute intervention humaine.
— J'aime cette impression, dit Sofia d'une voix étouffée. Celle d'être seuls au monde. Tout un monde neuf à découvrir. Les premiers hommes devaient connaître un tel sentiment.
— Les hommes primitifs n'avaient ni brontosaures apprivoisés, ni pistolasers, lui rappela Ronny en s'asseyant près d'elle. Parfois, ils n'avaient même pas de vêtements.
— Vous avez raison, reconnut Sofia en se redressant.
Elle se glissa en un instant hors de sa combinaison, qui paraissait pourtant la mouler comme une seconde peau. Elle portait un string ficelle et un soutien-gorge noirs, qu'elle ôta sans la moindre gêne pour se retrouver aussi nue qu'au jour de sa naissance.
Blade contempla avec une admiration non dissimulée son corps splendide, tout en courbes galbées, d'une couleur laiteuse sous les rayons bleutés de la petite lune. Il s'approcha de Sofia, la prit dans ses bras et l'embrassa.
Elle se dégagea.
— Eh bien, monsieur, plaisanta-t-elle, ne m'aviez-vous pas dit que vous étiez naturiste ? Je croyais que vous pouviez voir une fille nue sans lui sauter dessus...
Puis elle entreprit de défaire sa chemise, sans cesser de le regarder droit dans les yeux.
— Tu m'as plu dès la première seconde, dit-elle avant de l'entraîner sur l'herbe tendre.
Pour la seconde nuit consécutive, Red Owens fut tiré du sommeil par des événements imprévus. Cette fois-ci, ce fut un bruit épouvantable accompagné d'éclairs lumineux. Il s'assit dans son sac de couchage, son cœur battant la chamade.
Dans le ciel tournoyaient des croix enflammées, qui parfois explosaient dans une pluie d'étincelles. Owens estima leur distance à dix ou douze kilomètres ; le vacarme des déflagrations mettait plusieurs secondes à lui parvenir.
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? rugit Andy Sherwood, que le feu d'artifice avait lui aussi réveillé.
— Aucune idée. Mais ça énerve les animaux, constata le pacha du Maraudeur.
— Je vais rebrancher les inducteurs, décida son associé en s'extirpant de son duvet. Il ne faudrait pas qu'ils s'affolent. Même s'ils n'ont qu'un pois chiche de matière cérébrale, la peur ne doit pas leur être un sentiment inconnu, pas vrai ?
Tout le monde était à présent sur pied. Blade fouilla dans un sac et en tira un petit appareil qu'il consulta fébrilement.
— Les perturbations magnétiques n'ont jamais été aussi fortes. Je parie que même la bande FM est inutilisable.
— C'est visiblement en relation avec ces croix de feu dans le ciel, dit Baker. On dirait que quelqu'un cherche à nous faire peur.
— Quelqu'un qui dispose d'importants moyens pyrotechniques, souligna son associé.
Sherwood les rejoignit, une lueur d'inquiétude dans les yeux.
— Les inducteurs déconnent complètement et ces sales bêtes commencent à ruer dans les brancards ! Si vous voulez mon avis, il vaudrait mieux mettre les bouts en attendant que ça se passe. Si jamais ces bestioles paniquent, nous allons finir plats comme des galettes !
— Je vote pour l'évacuation, le soutint Baker. Il est trop dangereux de rester ici.
Emballant rapidement le strict nécessaire, l'expédition quitta le campement en catastrophe, abandonnant à leur sort les brontosaures qui s'agitaient de plus en plus. À peine les quatre associés et leurs compagnons avaient-ils parcouru trois cents mètres que les colossales créatures s'éparpillèrent dans toutes les directions.
— Il y en a un qui vient dans notre direction ! prévint Andy Sherwood.
— Dispersons-nous ! ordonna Red Owens. Nous nous regrouperons au campement après son passage. Il n'y a plus de danger, maintenant.
Le brontosaure emballé passa au milieu du groupe de Terriens sans paraître remarquer leur présence. Quelques instants plus tard, pourtant, ils découvrirent qu'un mécanicien manquait à l'appel.
Dans le ciel, les croix de feu tournoyaient toujours, occultant l'éclat des deux lunes visibles.
Red Owens, en compagnie de deux hommes, partit à la recherche du disparu. Pendant ce temps, le reste du groupe s'occupa de rassembler les bagages dispersés lors de leur fuite par les brontosaures, laissant à Sofia le soin de prendre des photographies de l'étrange manifestation pyrotechnique qui accompagnait la perturbation magnétique.
Le pacha du Maraudeur ne ramena qu'un cadavre, dont la poitrine semblait avoir été lacérée par des griffes monstrueuses.
— Peut-être un tyrannosaure, supposa Ronny Blade. Il va falloir monter la garde toute la nuit, maintenant que nous n'avons plus nos montures pour nous... avertir en cas de danger. Nous tirerons au sort les tours de garde. Et demain, il faudra rassembler les brontosaures — si l'intensité de la perturbation magnétique décroît d'ici là.
— C'est déjà en train de se calmer, intervint Baker, qui venait de consulter le détecteur. D'ailleurs, il y a beaucoup moins de croix que tout à l'heure, ce qui semble confirmer la relation entre les deux phénomènes.
— Relation toute... relative, j'en ai bien peur, commenta Ronny Blade, qui serrait Sofia contre lui.
Il ne voulut pas en dire plus, se contentant d'étreindre la jeune femme, une expression énigmatique figeant ses traits.
Le soleil approchait du zénith quand Andy Sherwood ramena le dernier brontosaure. En compagnie des trois hommes d'équipage survivants, il était parti dès l'aube à la recherche des bêtes enfuies. Il en avait trouvé trois presque immédiatement, à moins de cinq cents mètres du campement. Pas plus que les deux suivantes, les massives créatures n'avaient fait de difficulté.
Le sixième brontosaure, par contre, avait piétiné l'un des hommes. Par inadvertance, mais il fallut tout de même rapporter le corps pour l'enterrer aux côtés de celui qu'on supposait victime d'un tyrannosaure. Red Owens, qui avait creusé la première tombe, retint les jurons qui lui venaient aux lèvres et ramassa la pelle qu'il avait reposée un instant plus tôt.
— Si cette planète doit tuer mes hommes, je suggère que nous la quittions dès que possible, gronda-t-il en se mettant à l'ouvrage.
La cérémonie symbolique était depuis longtemps finie quand Andy et les deux hommes survivants apparurent, juchés sur le huitième brontosaure.
— Inutile de chercher les deux autres, dit Sherwood en mettant pied à terre. Nous avons trouvé leurs carcasses déchiquetées ; ils ont dû tomber sur la créature qui a tué Den.
— De toute manière, nous ne sommes plus que sept, constata Blade d'une voix morne. Les inducteurs ont l'air de fonctionner correctement ?
Sherwood hocha la tête, pensif.
— Oui, mais puisque nous en avons la possibilité, autant écarter la bestiole qui a écrasé Fred. Ça n'a rien à voir avec la superstition ! se défendit-il face au sourire ironique de son interlocuteur. Je crois que son système de guidage est détérioré.
— À cause des perturbations magnétiques ? interrogea Red Owens.
— Aucune idée.
— Dépêchons-nous, intervint Baker, si nous voulons être à Saghorn avant la nuit.
Une demi-heure plus tard, sept brontosaures dévalaient la pente douce de la colline, en direction de l'estuaire qui miroitait dans le lointain.
Les problèmes commencèrent lors de la traversée de la Nar'Hav. Le brontosaure de Sofia, qui venait en troisième position, fut soudain agité de soubresauts. Les membres convulsés par des crispations tétaniques, il commença à dériver, entraîné par le courant. Son long cou ne cessait de se tordre tandis qu'il lançait des cris muets exprimant sa souffrance ou son incompréhension — plutôt la seconde, estima Andy Sherwood, qui venait juste derrière Sofia.
— L'inducteur est en panne ! hurla-t-il en agitant les bras. Sautez ! Sinon, vous risquez de vous noyer avec lui !
Sofia tâtonnait, affolée, cherchant la boucle de sa ceinture de sécurité. Sherwood était sur le point de se porter à son secours, lorsqu'un brontosaure heurta le sien avant de le dépasser dans un jaillissement d'écume. Ronny Blade avait été le premier à réagir.
La jeune femme trouva le bouton qui la libérait au moment où, dans un spasme d'agonie, le brontosaure se retourna les pattes en l'air. Battant follement des jambes et des bras, elle réussit à échapper au tourbillon provoqué par les convulsions de l'énorme reptile et émergea à la surface, les poumons avides d'oxygène.
Blade la récupéra quelques instants plus tard. Le corps inerte du brontosaure s'éloignait vers l'océan, emporté par le courant. Un ptérodactyle y atterrit et commença à fouiller les entrailles encore chaudes de son long bec orné de dents.
— Merci, Ronny, dit-elle en se blottissant contre lui.
Elle grelottait dans ses vêtements trempés. Il lui tendit une couverture dans laquelle elle s'enveloppa après avoir ôté sa minirobe, sans jamais relâcher l'étau de ses jambes autour des hanches de son compagnon. Même dans l'eau, les mouvements d'un brontosaure possédaient assez d'amplitude pour éjecter toute personne assise sur leur échine. Ce n'était décidément pas un mode de locomotion confortable.